Il pleuvait sur la ville, depuis bientôt cent jours…
Une pluie tropicale, aux gouttes tapageuses, m’empêchait de dormir. Elle frappait sur les tôles du garage voisin, résonnait dans mon crâne au bord de l’hystérie. La chaleur, suffocante, à l’aube de juillet, ajoutait à l’angoisse de ne plus respirer. Pour couronner le tout, c’est une lune immense qui régnait sur la nuit, qui frappait vos paupières, comme un néon blafard, et ce malgré la pluie.
Sur l’écran déchiré de mes rêves maudits, des silhouettes sombres, visages détrempés, me fixaient sans relâche, se relayant sans cesse pour me défigurer. Une clope écrasée entre mes lèvres blêmes je cherchais dans l’alcool et un piètre whisky un semblant d’indolence, de sommeil ou d’absence pour échapper un peu à la réalité, pour échapper enfin à la maudite pluie.
Un portier misérable m’avait laissé entrer. Il était soit aveugle soit bien miséricordieux, à moins que lui aussi n’eut connu la dérive en d’autres temps pluvieux. J’avais deux trois billets qu’il prit sans rechigner, sans remarque non plus, l’argent n’a pas d’odeur, et au cœur de la nuit, le sang perd sa couleur, délavé par la pluie.
Pourtant l’œil amoché et ce bras déglingué parlaient bien plus de moi que les clips incessants de la télé locale qui brodaient sur l’émoi des citoyens transis face au casse manqué de la Rue Firminy. Je ne pouvais pourtant éviter la blessure qui s’ouvrait sous mes yeux, à chaque nouveau flash de ce journal en boucle, du cadavre gisant, dépoitraillé, blafard, le regard vers le ciel, les yeux emplis de pluie.
Elle qui fut si belle, qui souriait alors que fringant et disert, je brodais le décor. « Nous aurons des voitures, des palaces et un yacht, et plusieurs domestiques, une montagne d’or. » Quel stupide je fus de croire en mes sornettes, alors qu’au fond de moi seul m’attirait son corps. Vieux macho arrogant, au verbe conquérant, je croyais emporter vers mes rêves nocturnes, avec mes promesses vaines, cette enfant vagabonde de la dernière pluie.
Elle venait du Nord, des rives de la brume. Et elle aussi souffrait des assauts de la lune… Sa peau était diaphane, ses cheveux noirs et lourds. Ses courbes m’enivraient mais entre mes doigts gourds sa robe refusait d’assouvir mes désirs. Je luttais comme un fou contre un pli, contre un col, pas d’extase aujourd’hui, le plaisir en bémol. Et toujours sur mes tempes le fracas incessant de la nuit, de la pluie.
Je l’avais rencontrée sur le bord d’une route dans un de ces lieux noirs de moteurs écumants où s’en viennent traîner les derniers noctambules qui craignent de dormir face à leurs cauchemars. Ils tournent sans relâche une bière à la main, un mauvais coup en tête, une insulte à gueuler, et d’infinis peut-être qui cesseront à l’aube, quand la réalité aura fait son chemin. Que faisait-elle là, apparition soudaine, blancheur, ombre chinoise, anomalie tenace dans ce bar déglingué où la candeur, le beau n’avaient aucune place ? Et encore moins hier, sous cette sale pluie.
Je m’approchais courtois et un peu goguenard, comme représentant d’un ordre dispersé. N’étais-je pas le flic qui régnait sur ces terres même si misérable je quémandais des verres ? Cette ligne de coke m’empêchait de dormir, et un flacon de gin m’aidait à soutenir le reflet nauséeux qu’un miroir ébréché essayait de transmettre sans me faire vomir. Et toujours, toujours plus, cette satanée pluie.
D’un signe de la tête je lui montrais ma caisse. Elle me dévisagea, appelant les caresses de mes œillades glauques, de mes sens en détresse. Fut-ce l’attrait du flingue que je portais sur moi, ou l’espoir de s’enfuir de cet endroit sans foi qui lui fit accepter de partir avec moi, quand bien même elle savait que je n’avais pas de loi, si ce n’est celle commune que les flics de la nuit, adoptent avec les brunes en les traînant au lit, pour fuir leur solitude, pour oublier la pluie ?
De ce routard sordide, nous partîmes alors, mais pour un piteux trajet, un minable décor, un hôtel de fortune, une planque crasseuse, qu’un indic employait pour nos rencontres troubles, et me servait de couche, comme un dernier recours lorsque l’alcool, la drogue, entravaient tout retour, vers un havre plus noble, surtout les soirs de pluie.
La bouteille de gin n’étancha pas mes maux, mes douleurs solitaires, mes rêves insensés de conquête facile quand sa main si gracile empoigna le goulot, le fracas cristallin du flacon sur ma tempe fut le dernier sanglot d’une virée stoppée par le bruit d’une arcade qui partit en lambeaux mêlant gin, sang et larmes au cristal explosant en une ultime averse, une drôle de pluie.
Je sentis une main qui fouillait mes affaires mais j’étais trop groggy je ne pouvais rien y faire, c’est en effet le flingue qui l’avait attirée, pas mes pauvres attraits, je m’étais fourvoyé, il était un peu tard pour changer à l’affaire, elle sortit radieuse sans un regard pour moi, arborant un sourire que je n’aimais pas voir, de ceux que l’on affiche quand s’épuise l’espoir. Elle avait pris les clefs et bientôt je perçus à l’angle de la rue, le crissement des pneus qui affrontaient la pluie.
Elle parcourut la ville sans but apparemment jusqu’au bureau de poste de la Rue Firminy d’où un gardien tranquille sortait après sa nuit dans un grand magasin à tromper son ennui, à protéger les biens, les lieux et le sommeil du grand propriétaire qui l’employait ici. Courrier poste restante, il n’y rien aujourd’hui. Mais qui est cette fille, ce flingue sous la pluie ?
Pourquoi décida-t-elle de braquer cette poste et de viser ce gars ? Pourquoi en cet instant un flic passa par-là ? Il fut bien plus rapide que la fille du Nord. Le gardien hébété vit la flamme surgir de l’arme de service et venir se ficher dans le sein déchiré une balle mortelle, la fille défaillir, le sourire s’enfuir. Adieu yacht, vie facile, plus de montagne d’or. Juste deux grands yeux vides embués par la pluie.
Puis tout s’accéléra, le gardien s’éclipsa, la voiture vrombit, le flic courut vers moi, il se mit à hurler, puis à me secouer :
– Jeff, Jeff, réveille-toi, l’alarme est déclenchée !
Je ne comprenais pas ce tapage insensé…
– Réveille-toi, Jeff, il faut y aller !
– Où, quoi ?
– La pluie, Jeff, la pluie !
Cinq jours et puis cinq nuits, putain d’inondation. J’enfilais ma tenue, mon casque de pompier. Pas de fille, pas de fric, mais ça oui pour de vrai un cauchemar sinistre déclenché par l’alarme qui m’avait emporté. Aussi des tas de gens qui n’avaient d’autre espoir que de se confiner jusqu’à apercevoir le camion des pompiers surgissant dans le noir. J’enclenchai la sirène et la nuit nous happa vers la Rue Firminy, engloutie par la pluie.
Les visages étaient là, les silhouettes sombres et leurs regards trempés. Ils scrutaient la lumière du convoi de secours, d’un signe de la main, ils nous encourageaient, et on m’a même dit que lorsque vient le soir, du haut de leur balcon certains se réunissent, de la peur faisant fi, et qu’ils nous applaudissent, bravant enfin la pluie.
Alors je me demande si je dois me pincer, si j’étais assoupi entre deux tours de garde, si la fille a vécu une idylle avec moi, et si elle vit encore, aspirant à l’aurore, ou si j’ai tout rêvé, si le danger n’est pas, et qui du cauchemar ou du rêve éveillé représente vraiment la vérité inquiète d’un monde sous la pluie…
Wow ! Puissant et efficace.