• Ja, ja, ja, ja, ja ! Ja, ja, ja, ja, ja ! Ja, ja, ja, ja, ja !
A picture of a Basque Shepherd
Crédit Photo : Urko Dorronsoro

L’éclat de rire du biarrot se répercutait aux quatre coins de l’auberge comme une pelote – basque, évidemment – qui aurait soudain bondi de paroi en paroi, de recoin en alcôve, de table agréablement nappée de blanc en zinc immaculé, de fenêtres agrémentées de brise-bises et lambrequins dentelés en arrière-cuisine surchauffée par la labeur, la sueur des hommes et la braise incandescente des fourneaux en ce soir de grande affluence à la Table Beaufortaine, où la présence du Basque ne laissait personne indifférent.

Il riait tellement qu’il en avait de la peine à contrôler les tremblements qui commençaient à l’agiter au point qu’un des commensaux attablés autour des deux fromages d’exception qu’ils s’apprêtaient à déguster finit par s’exclamer :

  • Il ne nous ferait pas un coup de tremblante du mouton le p’tit basque ?
  • Et pis pourquoi il rit pas en disant ha, ha plutôt que ja, ja ? Il a l’accent du Sud même quand il s’esclaffe ?

On rassura ce compagnon d’infortune en lui servant une nouvelle rasade de Poulsard, non sans lui faire remarquer pour la troisième fois de la soirée qu’il était le seul de la tablée à tourner au rouge et que cela rendait assez inconcevable qu’on ait déjà dû en commander trois flacons. René s’apprêtait à répondre vertement lorsque Iñaki Itsassoa se dressa soudain devant les membres de son équipe qui l’avaient accompagné pour fêter son arrivée dans le Jura.

Verre de vin tendu vers le ciel, comme dans une supplique religieuse, visage rougeoyant de passion, il entonna à gorge déployée un chant auquel pas un d’entre eux ne comprenait mot.

  • Gu gira gu Eskual kantari tropa bat, izendatu Arrantzaleak, maite dugu Eskual kantua eta arnoa gorria…[1]

Lorsqu’il eut cessé son allègre chanson, dont les derniers trémolos furent accompagnés d’un tonnerre d’applaudissements, et qu’il en eut fourni une sommaire traduction, tous comprirent qu’il était inutile d’importuner René pour sa propension à ingurgiter le rouge comme du petit lait. Le jurassien amateur de vin rouge partageait ce penchant avec le nouveau chef de service.

Pourtant le Basque avait eu du mal à se faire à son nouveau lieu de travail. Né à cent mètres du littoral et à une altitude de six mètres au-dessus du niveau de la mer, il se retrouva affecté, à sa sortie de l’Institut national des télécommunications, à Lons-le Saunier. Imaginez sa détresse lorsqu’à l’issue de trois ans d’études il découvrit que sa nomination l’envoyait se perdre à sept heures de route de son Pays basque natal ! Remplacer les embruns salés, chargés d’iode par des pluies noires qui, selon les légendes que l’on répétait autour d’un feu de cheminée et d’une omelette aux piments, pouvaient paralyser une horde de sangliers tant elles étaient glacées … brrr ! Cette perspective d’avenir le laissait transi et sans voix.

De surcroit, les informations relatives à sa première affectation en tant que fonctionnaire des Postes et Télécommunications, en ce 5 août 1985, indiquaient qu’il allait bénéficier (sic) d’une prime de difficulté linguistique (re-sic). Il avait beau lire et relire les documents qui l’informaient avec grandiloquence qu’il allait probablement gagner l’équivalent d’un euro (de nos jours) de plus par journée de travail que ses collègues moins désorientés que lui, il ne comprenait pas ce que cela voulait dire.

Il découvrit de quoi il retournait aussitôt arrivé, tout d’abord à Lons-le-Saulnier, puis à Beaufort, lieu de son affectation temporaire afin de participer à la préparation du passage à la numérotation téléphonique à huit chiffres, prévue pour entrer en vigueur le 25 octobre 1985 à 23 heures précises sur l’ensemble du territoire métropolitain.

En effet, si on le salua affablement à son arrivée, il ne saisit pas la moitié des indications qui devaient le conduire à son nouveau service. Lorsqu’égaré à la cafétéria en lieu et place du service du personnel il demanda son chemin, les gens le regardèrent avec des grands yeux et s’écartèrent prudemment de sa route, comme si un martien était venu à leur rencontre.

La difficulté linguistique… Voilà ce que cela signifiait. Des êtres séparés par une même langue chantée sur des accents différents. Comment, sans se comprendre, faire corps avec l’équipe qu’il était amené à diriger ? Par l’effort et la mission commune, certes… mais au-delà ? Devait-il se contenter d’être un superviseur distant, garder le plus longtemps possible ses plaques d’immatriculation « 64 », rentrer à la moindre occasion dans le Sud-Ouest ? Ou devait-il au contraire essayer de pénétrer cet univers qui lui paraissait de prime abord autant étrange qu’inaccessible ?

Il se posait mille questions, se voyant tantôt en Christophe Colomb parti à l’assaut de mondes inconnus, tantôt broyant du noir à la nuit tombée seul devant sa télévision. C’est que la nuit tombait tôt dans l’Est !

Curieusement, c’est la télévision qui lui donna une piste. Un samedi, il avait déjeuné vers treize heures en regardant le journal d’Antenne 2 avant de s’affaler sur le sofa, une tasse de café posée sur la table basse. A la fin des informations, la chaîne proposait un feuilleton américain. Il bascula alors sur TF1, qui repassait pour la dixième fois sans doute Amicalement vôtre. Bien que fan de Roger Moore et Tony Curtis, lassé par ces rediffusions à l’envi, il s’endormit.

Une heure plus tard, il fut brusquement réveillé par les derniers flonflons d’Accordéon, Accordéons. Il allait se lever pour éteindre la télé lorsque le générique d’une autre émission apparut dans la foulée : Les recettes de mon village.

  • La table ! s’exclama-t-il soudain. La table !

Il était là le lien qu’il cherchait, qui faisait le ciment de cette France éclatée, dispersée aux quatre vents en une multitudes de parlers, de cultures, de territoires. S’il était une tradition que l’on retrouvait partout, de pipérade basquaise en bouillabaisse marseillaise ou d’aligot en volaille en terrine lutée, c’était bien celle de la belle tablée, du partage, des conversations endiablées, des mets qui défilent et des verres qui trinquent jusqu’à plus soif.

C’est ainsi qu’il décida d’organiser une soirée gastronomique pour ses collègues. Conscient de l’enjeu, il y mit autant d’attention que s’il s’était agi de son propre mariage. N’était-il pas en train de préparer des fiançailles administratives, après tout ? Il trouva un restaurant sur la nationale, à Beaufort. Sa voute en pierre lui rappelait les auberges basques traditionnelles. Il s’entretint longuement avec le propriétaire-cuisinier, qui accepta de préparer un menu basque, à condition qu’Iñaki passe la journée avec lui pour vérifier que les recettes étaient bien respectées. Marché conclu !

Voilà comment ils se retrouvèrent douze à table, le 14 septembre 1985, belle journée même si le mercure resta calé autour des 18 degrés car le soleil s’était montré généreux et avait brillé pendant près de dix heures. Tout indiquait que les choses allaient se passer au mieux.

Et en effet, la soirée était superbe.

C’est qu’il les avait gâtés, avec du jambon de Bayonne en entrée, suivi d’une poêlée de chipirons (à l’époque, le restaurateur n’avait pas de plancha), ces petits calamars si goûteux, puis d’un copieux axoa, un ragout de veau parfumé au piment d’Espelette, aux poivrons et aux oignons, avant de poser sur la table un fromage au lait cru de brebis.

  • Attention, les amis, c’est une appellation d’origine contrôlée : un Ossau-Iraty !

C’est à ce moment précis, celui du fromage, que la soirée que la soirée se corsa, si j’ose dire…

  • Cher Iñaki, nous avons aussi une surprise pour toi.
  • Ça alors, vous titillez ma curiosité ! De quoi s’agit-il ?
  • Eh bien, disons que Joseph (le cuisinier) a un peu vendu la mèche… On savait que tu allais nous amener des spécialités de chez toi.
  • Intéressant, pas moyen de garder un secret !
  • C’était pour la bonne cause !
  • Ah, dans ce cas, répondit le basque avec un geste magnanime. Montrez donc !
  • Nous allons également te faire goûter un fromage de la région. C’est aussi un lait cru, mais de vache : un comté issu d’une fruitière à deux pas d’ici.

Robert, un des techniciens de l’équipe, arrivait déjà de la cuisine avec un plateau. À ses côtés Joseph sortait en arborant fièrement trois bouteilles au même format très particulier – Iñaki apprit plus tard ce qu’était un clavelin – et il lança à la cantonade :

  • Et pour déguster ces fromages de caractère, cadeau de la maison, un verre de Vin jaune !
  • Ja, ja, ja, ja, ja ! Ja, ja, ja, ja, ja ! Ja, ja, ja, ja, ja !

C’est là que le basque était parti de ce rire tonitruant que nous évoquions plus haut et qui sema passablement la pagaille autour de la table, provoquant le courroux de certains lorsqu’il ajouta entre deux hoquets :

  • Et pourquoi pas du Vin bleu, tant qu’on y est ?

René, malgré l’estime du nouveau, se leva d’un bloc. Ça sentait la bagarre.

C’est alors qu’apparut Sarah, venue de la table voisine.

  • Du calme, les gars, pas d’excès de biceps. Notre honorable visiteur ne connaît pas encore bien les richesses de notre terroir. Il est un peu rustre, que voulez-vous ? Si nous lui démontrions notre élégance et notre hospitalité plutôt que de nous fâcher de son ignorance ? Elle est plutôt son problème que le nôtre, ne croyez-vous pas ? Soignons le mal par le mal. Tavernier, qu’on lui serve un verre de Vin jaune et il comprendra vite son erreur !

L’idée de trinquer étouffa l’ire naissante en un clin d’œil. Sarah se joignit au groupe ainsi que les amis avec lesquels elle dinait ce soir-là. Iñaki fut impressionné à la fois par la verve de la jeune femme, l’alliance du vin et du fromage, l’hospitalité de ses nouveaux amis qui lui pardonnaient si vite son faux-pas…

Bien des années plus tard, lorsqu’on croise le couple et qu’on demande à Iñaki comment il a rencontré son épouse, il esquisse un sourire et déclare :

  • Ce fut l’alliance d’un fromage basque et d’un verre de Vin jaune !

Sarah sourit à son tour et le laisse parler, maintenant qu’il ne dit plus autant de bêtises…


[1] Nous sommes un joyeux groupe de chanteurs, nous sommes des pêcheurs, nous aimons les chants basques et le vin rouge…