Elle s’apprêtait à partir faire ses courses au supermarché en bordure de la ville, comme tous les deuxièmes et quatrièmes lundis du mois, dans un de ces no man’s land où la campagne s’étiole alors que le centre-ville semble encore lointain, enchevêtrements de tôles et d’enseignes mille fois répétés au fil des agglomérations provinciales, glaives de métal et de laideur qui viennent se ficher en hurlant dans la chair des faubourgs, sans foi ni loi, sans âme ni culture, si ce n’est celle de la consommation effrénée de produits mondialisés et à bas coût.

Ces jours-là, elle achetait plutôt les produits d’entretien, les denrées non périssables, les conserves, le miel s’il n’était pas trop cher, l’huile d’olive quand sa marque préférée était disponible, mais aussi le lait, le beurre et les œufs. Les légumes, les fruits, le poisson et la viande, c’était plutôt chaque semaine le vendredi, au marché de la rue Bourg-Neuf. Elle n’aimait pas stocker disait-elle, mais une visite dans son garage, qui jouxtait la cuisine de leur petite maison au fond d’une ruelle calme, révélait la présence de trois congélateurs, tous pleins à craquer, et de deux armoires non moins achalandées. « C’est que je fais des conserves, moi, je ne jette rien ! » s’exclamait-elle si l’on venait à taquiner sa propension à exagérer sur les réserves. « Ils me font rigoler les jeunes avec leur écologie. La première règle, c’est de ne pas gaspiller, et de cuisiner les restes ! Et ce poirier, dans le jardin, je ne vais pas mettre les fruits à la benne, non ? Je fais des confitures ! »

Il ne fallait pas trop la taquiner la mamie… surtout maintenant que son marché préféré était fermé et que seule restait cette horrible grande surface silencieuse et sans saveur.

Depuis trois ans bientôt, depuis cette maudite opération de la hanche – d’après-elle ratée, sinon pourquoi aurait-elle toujours aussi mal ? – sa sortie du lundi se résumait à ça, aux courses. Ce n’était plus une sortie, des emplettes, c’était une corvée. Pour ses achats, elle devait s’appuyer lourdement sur son caddie, parcourir les interminables rayons en ahanant et en respirant trop fort, en maudissant les vendeurs qui plaçaient les produits les plus économiques si près du sol qu’elle se demandait à chaque fois si elle pourrait se relever après avoir sélectionné les spaghettis de son choix. C’est qu’elle n’avait plus la souplesse d’antan !

Autrefois, en un temps qui avait disparu quand la douleur s’était installée pour toujours, elle faisait monter Transit avec elle dans la voiture et ils allaient se promener tous les deux sur la plage avant d’aller au magasin. Le petit labrit adorait courir comme un fou le long des vagues, comme s’il les chassait, à l’image de ce qu’il aurait pu faire d’instinct avec un troupeau de brebis. Pendant ce temps, elle marchait sur le sable, ou elle s’asseyait au soleil pour contempler la respiration de la houle, l’envol des embruns par vent d’Est, ou les arabesques agiles d’un surfeur matinal. Elle y allait même quand il pleuvait ! Elle s’harnachait alors comme un marin-pêcheur et sous l’averse ou le crachin elle parcourait la plage de son pas lent et généreux. Transit, lui, ne se souciait jamais de la météo… il gambadait avec le même entrain par tous les temps.

Quand bien même elle adorait s’occuper de sa maison, des courses, et surtout de la cuisine – heureusement pour le nettoyage elle bénéficiait du soutien d’une aide-ménagère qui venait le mercredi matin –, elle ronchonnait quand même régulièrement face à l’agitation perpétuelle qui régnait en ville, au supermarché, dans les magasins, ou sur la route pour rentrer à la maison. Elle devait parfois faire un incroyable détour par des petits chemins vicinaux moins fréquentés pour éviter les longues files de voitures qui s’agglutinaient à la sortie des bureaux ou, pire encore, lorsque les touristes rentraient des plages après leurs journées de farniente estival. C’était bien simple, au mois d’août, elle ne sortait pratiquement plus de la maison. Ce brouhaha permanent l’exaspérait, venait à bout de ses forces et, avouons-le, la mettait en pétard ! L’humain était social certes, mais pourquoi devait-on sans cesse se marcher sur les pieds, jouer des coudes, rouler au pas, faire la queue pour des raisons somme toute assez futiles ?

« Cet égoïsme, ça m’horripile » maugréait-elle sans cesse.

Heureusement, ils avaient un grand jardin. Roberto tondait encore la pelouse à quatre-vingts ans passés, même si lui aussi avait dû se résigner à laisser les travaux plus importants à un jardinier professionnel, notamment au printemps et à l’automne, depuis cette malheureuse chute d’échelle – il voulait tailler une branche, qui avait cinglé comme un arc qui se détend au départ de la flèche et l’avait projeté au sol tel un pantin désarticulé ou un vulgaire ivrogne. Ils en avaient bavé cet été-là. Les premiers jours avaient été terribles. Il gémissait comme un petit vieux sur son lit d’hôpital et elle se demandait s’il remarcherait un jour. Quelques semaines plus tard, il put rentrer à la maison tant bien que mal mais il était encore incapable de faire trois pas sans assistance. Au bout de plusieurs mois, ça s’était quand même arrangé mais comme il ne sortait plus faire du sport, les journées étaient parfois un peu longues.

Pour elle, c’était quand même moins difficile. Une femme avait toujours de quoi s’occuper, pas comme les hommes qui, dès qu’ils étaient désœuvrés tournaient en rond comme des ours en cage, plus encombrants qu’autre chose ! Les courses, la cuisine, l’entretien de la maison, Transit mais aussi Miquette, la chatte, sans compter les tourterelles dans leur cage dehors et le jardin bien sûr. La couture aussi, le tricot pour les petits-enfants, le repassage. Elle repassait tout, des couettes aux torchons. Seuls peut-être les maillots de bain échappaient-ils à son attention vigilante. Quand elle prenait un peu de recul, elle se rendait bien compte qu’elle n’arrêtait pas de la journée. Debout dès l’aube car sa hanche ne la laissait pas dormir, elle préparait les menus de la journée, à commencer par le petit-déjeuner de son homme, lisait le journal, jouait au scrabble sur sa tablette, consultait les comptes de ses cartes de fidélité, passait un moment sur les réseaux sociaux.

Mais elle commençait à sentir la fatigue des ans, la pesanteur des jours. En deux mots, elle aspirait au repos. Comme ces millions d’aoutiens qui envahissaient les plages à ne plus où savoir poser leurs draps de bain, elle voulait s’asseoir, face à l’océan, sous la lune, ou à griller au soleil, et ne plus rien faire que de respirer un air qui serait plus pur, plus frais, plus vif que celui qui encombrait de sa lourdeur nauséabonde les artères engorgées de la ville. Le monde allait trop vite, le monde allait trop loin.

« Ouh la ! J’en ai des drôles de choses dans la tête aujourd’hui ! »

C’était donc cela la vieillesse ? Se tourner vers le passé avec nostalgie, à l’époque où l’on marchait paisiblement au lieu de courir, où l’on buvait sans crainte l’eau du torrent de montagne, où l’on gambadait sereinement à travers champs sur le chemin du collège ? Ah, le silence, lorsque seul le cliquetis d’une bicyclette et les cris joyeux de quelques gamins venaient zébrer les petits matins studieux ! Ah, l’insouciance de ces années durant lesquelles le futur, tout aussi inconnu qu’aujourd’hui pourtant, était un allié plutôt qu’une menace, un objectif plus qu’un combat !

Sans cesse, elle se disait qu’elle avait eu de la chance. Enfin… de la chance… fallait le dire vite !

Son père avait fui la misère du Sud de l’Espagne pour aller s’échiner dans les mines du Nord, et elle était née là-bas, non loin de la frontière belge. Juste après sa naissance, sa famille avait reflué vers les Pyrénées face à l’avancée des chars nazis… Ce furent la guerre, la disette, puis l’exode. Pas trop chanceux certes, mais il y eut aussi l’immense solidarité d’après-guerre, comme elle avait pu l’observer de ses yeux d’enfant. À peine plus âgée, elle put connaître l’envol de l’Europe vers la prospérité économique et le temps des places de travail pour tous. Même ouvrier, on courbait le dos sous la charge de travail le jour mais on relevait le front avec fierté le soir venu. La vie avait une âme, l’humanité ne semblait pas encore un vain mot.

Elle soupira. Sans cet exil forcé vers la zone libre, jamais leurs deux familles ne se seraient croisées. Elle n’aurait pas rencontré son Roberto… Soixante ans de mariage, vous imaginez ? Quand on lui demandait comment un tel miracle était possible, elle répétait en riant une phrase qu’elle avait lue un jour sur le blog d’une amie qui comme elle aimait à s’épancher sur les réseaux sociaux : « C’est que je suis née à une époque où lorsqu’une chose était cassée, on la réparait, té ! »

Au moment de monter dans la voiture, après avoir chargé les cabas dans le coffre, elle fut prise d’une inspiration subite. Elle décida de prendre Transit avec elle et de passer par la plage comme au bon vieux temps. Le pauvre cabot n’avait plus la fraîcheur de la jeunesse mais il sautilla de bonheur lorsqu’elle décrocha la laisse. Ce fut plus difficile lorsqu’il eut à monter dans la voiture.

  • On ne va quand même pas se laisser embêter toute notre vie – elle évita de justesse la grossièreté qui lui était venue à l’esprit –, n’est-ce pas mon pauvre Transit ? Et puis tu ne courras pas trop loin, que je ne me fasse pas trop sermonner, hein ?

Puisque Transit était d’accord, tout irait bien.

Elle embraya, passa en première, et descendit lentement l’impasse jusqu’à la route principale. Par acquis de conscience, par habitude, elle regarda à droite et à gauche, puis à droite à nouveau avant de s’engager. Aucune voiture en vue. Elle pouvait rouler tranquille. Cela faisait belle lurette qu’elle ne se servait plus des clignotants avant de tourner à gauche vers la ville.

Au grand rond-point près du pont qui passait au-dessus de la voie ferrée, elle ne vit personne. Un coup d’œil vers la gare en contrebas eut le même résultat. Les quais étaient déserts. Pas un chat. sans cette chaleur qui vous prenait la gorge dès l’aube, on se serait cru un premier janvier au matin. Cela faisait bien longtemps d’ailleurs qu’aucun train ne la réveillait la nuit. À vrai dire, comme auraient-ils pu la réveiller, elle qui ne dormait pratiquement plus depuis des mois ?

Cinq minutes plus tard, à peine, elle se garait face à la mer, sans aucun problème pour trouver une place. Le kiosque à glace était fermé, le bar de la plage comme à l’abandon. Les volets de l’Hôtel des Roches, qui dominait la baie de toute sa splendeur, étaient verrouillés, les chaises de la terrasse négligemment entassées dans un coin, sentiment de fuite soudaine. Pas un parasol, pas une tâche de couleur sur le sable qui soudain lui parut terne, comme si elle ne voyait qu’un dégradé de gris. Pas un cri d’enfant, pas un pêcheur, pas une planche de surf.

Rien. Négligemment, elle regarda sa montre. Oui, elle portait encore une montre, quand bien même cela faisait parfois vieux-jeu. La date affichait le 3 juin, premier lundi du mois. Avec le soleil qui rayonnait ce jour-là, la plage aurait déjà dû être bondée.

Mais plus rien n’était comme avant. Fini l’antan paisible de son enfance, fini aussi le monde grouillant des étés passés. Le brouhaha de la ville en marche s’était tu d’un seul coup. Le monde, en apnée, ne respirait plus. Le monde attendait que les guerriers de la santé, armées en blouses et sur-blouses vertes ou bleues, charlottes vissées sur le crâne et mains gantées de latex, sortent vainqueurs de la sourde bataille contre la maladie. En attendant, on se terrait chez soi. Hypnotisés par des écrans, Cassandre modernes, on observait avidement des courbes statistiques qui vous glaçaient les sangs.

On avait peur. Maria avait peur elle aussi. Mais pas pour elle, pour son Roberto, à l’hôpital depuis une semaine. Ils étaient venus le chercher en ambulance. Pas un voisin n’était apparu sur le seuil de sa porte. En guise de soutien, elle avait reçu une salve de messages sur son téléphone portable. Elle se souciait peu de partir mais, un peu égoïstement, elle craignait de vivre seule, après tant d’années vécues à deux. La mort, cela faisait longtemps que ce n’était plus un problème.

« Mais s’il vous plaît, pas Roberto ! »

Après toutes ces semaines de confinement obligatoire, de vie au ralenti, de plages désertes, elle, qui avait toujours souhaité trouver un peu de quiétude, savait que le silence auquel elle rêvait n’était pas celui-ci. Elle avait aspiré au calme, au silence paisible, pas à celui de l’isolement et de la solitude. L’un était une inspiration divine, un souffle de vie dans un monde entropique, l’autre était lugubre, comme l’œil de l’ouragan qui cligne lourdement avant que ne se déchaîne la tempête, porteur de sinistres présages en forme d’acronymes savants.

Douze semaines. Cela faisait douze semaines que durait le confinement de la population. Douze semaines avec pour seul horizon ce morne supermarché qu’elle commençait à détester. Le marché de la rue Bourg-Neuf était fermé. Il n’y avait même pas une mercerie ouverte, et comble de la détresse, ils lui avaient aussi interdit d’aller à l’hôpital !

Alors ce matin, elle avait craqué. Oui, elle avait embarqué Transit et ils étaient allés à la plage, comme au bon vieux temps. Qui oserait lui reprocher ?

La réponse ne tarda pas… Transit redressa soudain une oreille et plia la patte avant-gauche, à l’arrêt, scrutant le ciel. Au même instant, Marie perçut le chuintement saccadé d’un moteur et le frottement strident des pales qui fauchaient l’air et la quiétude de l’instant. Elle leva les yeux à son tour. Un drone, surgit de nulle part, fonçait le long de la plage dans sa direction.

« C’est pas vrai, ils vont pas nous lâcher… » marmonna-t-elle entre ses dents, poings fermés, colère rentrée.

Un gyrophare tournoyait sur le sommet du drone et une sirène stridente commença à retentir. Puis, une voix métallique, légèrement nasillarde, se mit à répéter à l’envi le même message. C’était très clair.

  • Rentrez chez vous ! La plage est fermée. Les promenades sont interdites. Rentrez chez vous !

Et ainsi de suite…

Comme si cela ne suffisait pas à la mettre hors d’elle, au même instant, son téléphone sonna. Elle vit s’afficher un numéro qu’elle ne connaissait pas.

Folle de rage, elle saisit le smartphone et se mit littéralement à hurler face à l’écran.

  • Vous n’allez pas nous foutre la paix, avant vos p… de machines ? Vous croyez quoi, que je suis à la plage pour faire du tourisme ? Vous pouvez me l’envoyer, votre amende à la c… De toute façon, je serai probablement morte avant de l’avoir réglée ! Et Roberto pareil, vous pourrez prendre sur l’héritage, espèces de c… !

Au moment où elle prononçait ses mots, un visage masqué apparut sur l’écran et une petite voix l’interpella :

  • Madame Garcia, madame Garcia, ce n’est pas la police ! Je m’appelle Hélène, je suis infirmière à l’hôpital…

Ce fut le choc de trop…

  • Roberto ! Non !

Elle hurla avec une telle force, une telle colère face à l’injustice qui frappait le monde, que Transit qui s’était approché d’elle fit un bond en arrière en glapissant. Malgré le bruit assourdissant, elle entendit la petite voix qui s’exprimait derrière sa protection dérisoire.

  • J’ai une bonne nouvelle, regardez !

Maria saisit sur le sable le téléphone qui lui avait échappé. Il était là, pauvre de lui, avec les perfusions, les machines, les bandages, l’air si fragile… mais il la regardait, les yeux bien ouverts derrière des cernes lourds et son visage amaigri. Il ne pouvait pas parler, alors elle le fit pour lui, pour eux.

  • Vous l’avez sauvé ! Vous l’avez sauvé. Vous êtes mes anges gardiens. Dieu soit loué, vous avez sauvé Roberto. Merci ! Merci pour tout. Merci pour nous.

Le drone, sans doute dépité par le peu d’intérêt qu’il suscitait, fit lentement demi-tour avant de s’éloigner de plus en plus vite vers le centre-ville, à la recherche d’un lieu où l’on écouterait ce qu’il avait à dire avec plus d’attention.

Cette nouvelle participe au concours Lire-Librinova : Un numéro qu’il-elle ne connaissait pas était affiché sur l’écran.
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