Vladimir longea le musée Pouchkine, tourna sur le quai près de la piscine et, après un léger détour par le Champ de Mars et le jardin Mikhaïlovski – crochet qu’il parcourut d’un pas dynamique, à la fois pour se dégourdir les jambes et pour faire baisser la tension qui le tenaillait depuis le petit matin – il se retrouva devant la Cathédrale Saint-Sauveur-sur-le-Sang-Versé, but de son enquête.
Il avait plongé ses mains dans les poches de sa parka pour les protéger du froid. On était fin avril et il faisait un temps exécrable depuis plus de trois semaines. Il était quinze heures mais la température ne dépassait pas cinq degrés, bien en deçà de la moyenne habituelle en cette période de l’année. À tout vous dire, Saint-Pétersbourg grelottait.
* (Le voyage de Vladimir)
Mais ce n’était pas à cause du froid qu’il tremblait et claquait des dents avec la ferveur d’un repentant prêt à monter à genoux la montagne de ses péchés pour trouver grâce auprès du seigneur et de la gent ecclésiastique qui gouvernait le monde des croyants.
Non, ce qui l’effrayait, c’était la vision.
Vladimir, qui devait son nom à la ferveur orthodoxe de sa sainte mère, laquelle se signait chaque fois qu’elle passait devant la réplique de la Théotokos Vladimirskaïa qui trônait en bonne place dans le salon de l’appartement de la rue Trefoleva, juste au-dessus du restaurant familial, n’avait pas eu à se plaindre de la vie jusqu’ici. Grâce au succès de ses parents, il avait vécu assez confortablement, suivi de bonnes études, et avait même pu obtenir un poste enviable – et conforme à ses goûts artistiques – en tant que directeur du renommé Musée-Appartement Pouchkine du quai de la Moika.
Ce que Vladimir appréciait le plus de cette vie confortable, c’était l’amour que ses parents lui avaient laissé en héritage : l’amour du café.
L’amour des lieux, bien sûr ! Il les préférait à l’image de l’établissement familial, à la fois baroques et surannés.
L’admiration des prouesses techniques, aussi ! En 1969, ses parents avaient fait la une de la Gazette de Saint-Pétersbourg après être devenus les premiers cafetiers de la ville à importer un percolateur LaCimbali, la Rolls-Royce de la machine à café. Plus encore, ils firent frémir les journalistes en prédisant que cette révolution technique détrônerait un jour les inamovibles samovars dans les cuisines des babouchkas saint-pétersbourgeoises ou moscovites.
La passion pour les différentes variétés, plus encore ! Douceur et complexité de l’Arabica ; puissance et notes boisées du Robusta ; fumet et fruité du Liberica ; ou encore profondeur et arôme de l’Excelsa…
Mais ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était l’invitation au voyage qui se lovait dans chaque tasse. Afrique de l’Ouest, Colombie, Costa Rica, Brésil, Vietnam, Indonésie. Tant de destinations dont il rêvait mais qui restaient inaccessibles aux citoyens russes en cette époque où la géopolitique faisait tout pour séparer les peuples. Et n’allez pas révéler publiquement votre aspiration au départ ! Les séides du pouvoir sont embusqués et veillent.
Non qu’il eût à se plaindre. Somme toute, il avait eu le privilège de s’élever socialement jusqu’à obtenir sa position prestigieuse actuelle de notable et d’intellectuel. C’est peut-être ce confort social, si difficile à obtenir, si fragile, qui expliquait pourquoi il était terrorisé au moment d’entrer dans la cathédrale.
Qui pourrait comprendre ce qu’il était venu chercher. On le traiterait de fou ! Il perdrait tout.
Finalement, Vladimir se lança et entra dans la cathédrale. Bien qu’il l’eût visitée des centaines de fois, il était toujours émerveillé face à l’ingéniosité créatrice et à la force d’âme des mosaïstes qui avaient tapissé murs, sols et plafonds de millions d’éclats de lumière. Il suffisait de laisser se poser le regard et l’on découvrait un chef d’œuvre, les mosaïques tout d’abord bien sûr, mais aussi les vitraux, icones, tableaux, statues. Un florilège de savoir-faire, de patience, d’humilité créatrice.
Encore fallait-il pouvoir éviter les mouvements de la foule, nombreuse, et faire abstraction du brouhaha et des flashs des smartphones… ah, consommation, reine du monde des vivants, ton empire ne connaîtra-t-il donc jamais de limite ?
Si dans le passé Vladimir avait su s’isoler dans une bulle contemplative pour se laisser entraîner par la beauté autour de lui, il avait aujourd’hui un objectif très précis. L’objet de toute son attention était une icône qui représentait une scène assez classique, celle d’une Vierge à l’enfant. L’icône devait être ancienne, car le fond était devenu pratiquement noir au fil des lustres. Il avait été recouvert par une riza en métal argenté repoussé, qui ne laissait plus paraître que les visages et les mains.
Vladimir ne doutait pas des vertus religieuses et spirituelles de cette icône. En revanche, ce qui le troublait, c’est qu’il était persuadé qu’elle avait le pouvoir de faire disparaître les gens.
Deux semaines plus tôt, lors d’une visite précédente, il avait aperçu une jeune femme qui avait attiré son regard. À l’évidence, il s’agissait d’une touriste étrangère. Élancée, elle portait une tenue claire qui mettait en valeur sa longue silhouette dans un drapé audacieux qui devait porter la signature d’un couturier de renom.
La trentaine à peine, un port si élégant que chacun de ses pas était un rayon de soleil qui faisait briller les mosaïques de mille feux. Il se laissa charmer par cette luciole chatoyante et ne put s’empêcher de la suivre du regard alors qu’elle parcourait la cathédrale.
Après avoir flâné un moment, regard attiré par la myriade de fragments de beauté de la cathédrale, elle s’était dirigée vers l’icône de la Vierge à l’enfant. Apparemment, un détail particulier l’avait intriguée. Elle colla littéralement son visage contre celui de la Vierge, presque à le toucher de la pointe du nez. Elle plissait les yeux et semblait captivée par un élément en particulier que Vladimir ne parvenait pas à identifier depuis l’endroit où il se trouvait. Il y eut un léger mouvement dans les visiteurs et il la perdit de vue une fraction de seconde.
L’instant d’après, elle avait disparu.
Perplexe, il parcourut la cathédrale du regard, scruta la foule, puis sortit en toute hâte sur le parvis, à sa recherche.
Rien… l’élégante de Saint-Sauveur était introuvable.
Tout d’abord, il pensa qu’elle s’était glissée entre les autres touristes, qu’un angle mort la cachait à sa vue, ou tout autre raison qui serait aisée à trouver mais qui lui échappait, et qu’il comprendrait dès qu’elle réapparaitrait. Néanmoins, il dut se rendre à l’évidence. Il n’y avait plus aucune trace de la jeune femme.
À la fois consterné et inquiet, il s’approcha à son tour de l’icône. Il connaissait parfaitement la cathédrale mais il observa l’icône dans ses moindres détails. Cachait-elle un mécanisme secret qui aurait dévoilé quelque trappe, une porte dérobée, un escalier secret ?
Rien, hélas ! L’élégante s’était envolée sans laisser de trace. Si, une, pourtant. Au pied de la Vierge à l’enfant, un ruban avait glissé sur le sol. Un ruban dont la couleur était identique à la tenue que portait la mystérieuse passante, preuve qu’elle avait bien été là quelques instants plus tôt.
Vladimir ne ferma pratiquement pas l’œil de la nuit, ni ce soir-là, ni les nuits suivantes. Il était hanté par la belle et par sa soudaine disparition. Il échafauda mille théories, envisagea d’alerter les autorités, mais qui l’aurait cru ? Lui-même doutait. Avait-il rêvé ? S’était-il laissé grisé par son imagination solitaire, toujours à la recherche de l’âme sœur ?
Aujourd’hui, il avait décidé d’analyser l’icône sous toutes ses coutures, méticuleusement. Il voulait en avoir le cœur net. Si l’icône avait des vertus particulières, il voulait savoir. Dans un élan de romantisme un peu désuet, il en était venu à se persuader que s’il parvenait à détecter le mécanisme secret, il retrouverait où se cachait passante disparue.
À son tour, il s’approcha de l’icône, et il tâcha de reproduire les gestes de la belle, tels qu’il avait pu les observer quinze jours auparavant. Il avança son visage le plus près possible de la Vierge, au point qu’il dut fermer les yeux pour ne pas loucher. Alors, à cet instant précis, il sentit un souffle qui traversait l’icône et l’emportait dans un vertige sans retour.
Surpris, il ouvrit subitement les yeux, reculant précipitamment… et tomba à la renverse. Lui qui avait voulu être discret !
Il entendit alors un cri à ses côtés. Un gars le regardait en gesticulant, apparemment terrorisé. Il essaya de comprendre ce qu’il lui disait mais l’autre, un paysan d’après sa tenue et son chapeau de paille, parlait dans une langue étrangère.
Vladimir cligna plusieurs fois pour vérifier qu’il ne rêvait pas. Il se retourna et manqua s’évanouir. Il n’était plus dans la cathédrale !
Il se trouvait face à une ferme, dans un paysage vallonné, verdoyant. L’air était frais, mais doux. Il ôta sa parka, la posa sur son bras, et s’approcha de la ferme.
Lorsqu’il arriva à une vingtaine de mètres de la cour principale, il put lire le panneau qui marquait l’entrée :
Museo del Café
Armenia, Quindio, Colombia
Bien qu’il ne parlât pas espagnol, Vladimir connaissait l’alphabet latin. Il n’eut aucune peine à comprendre ce qui était écrit…
Maintenant, il savait.
La Vierge de la Cathédrale de Saint-Pétersbourg ne faisait pas disparaître les gens. Elle exauçait leurs vœux de ceux qui venaient à elle, au nez et à la barbe des gardiens du temple.
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