Le groupe était réuni dans la plus grande discrétion dans les locaux du Conservatoire du Pays Basque Maurice Ravel. Pour pouvoir se fondre ainsi dans les activités et les locaux du Conservatoire, ils bénéficiaient de complices bayonnais qui assuraient leur couverture. Les élèves, musiciens de l’Orchestre, professeurs ou personnel administratif qui les croisaient et pensaient savoir pourquoi ils se réunissaient là une fois par semaine les prenaient pour un groupe d’érudits, férus de musique bien entendu, qui préparaient une étude sur Maurice Ravel, justement. Il s’agissait de travaux au long cours, si j’ose dire, dont les résultats devaient, d’après les maigres informations qui filtraient parfois, être publiés le 7 mars 2025 à l’occasion du cent-cinquantième anniversaire de la naissance du musicien ziburutar. Le groupe profitait du va-et-vient permanent dans la grande bâtisse du Cours Comte de Cabarrus pour se réunir tranquillement dans une petite salle du troisième étage et échafauder à l’insu de tous un projet d’une ampleur et d’une nature qui n’avaient rien avoir avec le compositeur du fameux Boléro.

Bien sûr, on pourrait s’étonner de la facilité avec laquelle quatre inconnus avaient le loisir de se réunir en plein Bayonne pour préparer un tel projet mais, vous savez, dans les milieux artistiques, les individualités sont tellement exacerbées et les égo si ridiculement surdimensionnés que nul ne s’intéresse vraiment aux activités des autres, tout occupé à admirer son reflet dans le miroir ou à s’écouter jouer. Le Conservatoire était donc l’endroit rêvé pour se préparer sans attirer le moindre intérêt ni la plus petite suspicion.

Pourtant, il aurait suffi de quelques minutes à un esprit un tant soit peu perspicace pour comprendre que ces quatre-là préparaient quelque chose de louche. Déjà, ils ne s’adressaient les uns aux autres qu’en utilisant des pseudonymes curieusement choisis. Le plus âgé, qui devait avoir dans les soixante-quinze ans quand même, se faisait appeler Bidassoa ; le plus jeune, un long sec au crâne pratiquement rasé, Ouhabia. Le troisième, qui semblait servir de secrétaire au groupe car il prenait sans cesse des notes, était désigné par le nom de code de Bidouze. Quant à celui dont tout indiquait qu’il était le leader de la bande, car tous lui adressaient la parole avec déférence, on le surnommait Aturus.

Il régnait dans le groupe, en ce début du mois de mai, une grande excitation, qui laissait penser que le projet était sur le point d’aboutir. Tout indiquait en effet que le coup était imminent, ou presque. Pourtant, la confusion, voire la mésentente continuait à s’immiscer dans les discussions, donnant parfois un sentiment de manque de professionnalisme de la part des présents.

– Écoutez, je vous répète que l’idéal est de démarrer à Halsou. On pourrait laisser le matériel à l’église Notre-Dame. Il y a une ancienne cache derrière le cimetière que tout le monde a oubliée. Vous savez bien qu’en voulant agir plus près de la ville on s’exposerait trop, comme l’année dernière.

– C’est vrai, reconnut Ouhabia tout en maugréant à ce mauvais souvenir, mais tu sais aussi que la police rôde toujours du côté de la Villa Arnaga et qu’à la moindre activité suspecte, ils débarqueront en moins de trois minutes, même en faisant le tour par le pont de la D650 !

– Non, non, je suis d’accord avec Ouhabia, c’est trop risqué. Le plus favorable, c’est de passer par le chemin Zokorrondo.

– A Ustaritz ?

– Oui, juste après le passage à niveau en direction de Villefranque.

– Vous savez, on a déjà discuté de cette option à la dernière réunion, soupira Bidouze, qui compulsait fébrilement ses notes en transpirant à grosses gouttes, autant à cause du stress – son angoisse atavique ne lui laissait aucun répit –, que de la chaleur ambiante, satanée canicule.

– Ah bon ? Et qu’est-ce qu’on avait dit à ce sujet ?

– Que pour réussir avec cette option, nous aurions besoin d’un appui logistique local…

Les comparses réfléchissaient en silence lorsqu’Aturus prit la parole :

– Pas de souci de ce côté-là, j’ai ce qu’il nous faut. Je n’en ai pas parlé à la dernière réunion car je devais vérifier que notre homme était sûr… et déterminé ! C’est un gars qui bosse dans les équipements agricoles. Vous le connaissez peut-être, il a joué en amateur au BO. Il fait régulièrement des remplacements chez un fournisseur de motoculteurs tout près de l’endroit dont nous parlons. Le gérant, que je connais également très bien, prend tous les ans ses congés en octobre. Le type a horreur de la palombe et en particulier de la chasse au filet. Il faut dire que c’est un natif de la banlieue parisienne qui s’est mis au vert chez nous sur le tard. Il ne faut pas lui parler de pantières ou de corrida, et surtout ne va pas l’inviter à la San Fermin, il risque l’apoplexie ! Bref, comme chaque année, il prendra ses vacances en octobre. Le mois bleu, il le passe sur des plages exotiques, à poursuivre les poissons et le corail plutôt qu’à courir devant les taureaux. Notre gars le remplace pendant les congés depuis cinq ans, cela évite la fermeture. Nous, ça nous arrange, nous aurons un point d’appui sur place et nous pourrons agir comme prévu, le 25 octobre, pendant que le parisien coulera des jours heureux sous le soleil des tropiques !

– Cela veut dire que nous sommes dans les temps. Il nous reste à peu près cinq mois pour terminer les préparatifs. Où en est-on de ce côté-là ?

Aturus, Bidassoa et Ouhabia se tournèrent vers Bidouze. Après un nouveau regard fiévreux vers ses notes, le souletin leva les yeux vers ses partenaires. Il faut dire que c’était plutôt un taiseux, plus habitué aux versants escarpés et solitaires de sa Soule natale qu’aux prises de parole en public. Néanmoins, il se racla la gorge et se lança.

– Comme vous le savez, il y a trois volets à notre action.

– Oui, le coupa Bidassoa, l’explosion, l’intrusion, et la fuite.

– Laisse-le parler, le vieux, tu vois bien qu’il a déjà du mal !

– Pardon, Aturus, je me tais. Et arrête de m’appeler le vieux, ça me démoralise…

– Bon, je peux y aller, là ?

– D’accord, d’accord, on t’écoute Bidouze.

En fait, la séquence décrite par Bidassoa n’est pas tout à fait exacte.

Tout d’abord, il fallait acheminer sur les lieux le matériel nécessaire au casse. C’est ce que les comparses avaient nommé l’intrusion. Ils s’étaient mis d’accord sur ce terme en faisant le rapprochement avec l’attaque d’une banque. Dans un cambriolage crapuleux, avait fait remarquer Ouhabia, il est fréquent de faire sauter un mur, un plafond, un sous-sol ou un coffre, puis de pénétrer dans les locaux, et enfin de prendre la poudre d’escampette avec le butin. La séquence était donc bien dans ce cas explosion, intrusion, fuite.

Le projet de Bost Iturriak, les cinq sources – c’est le nom qu’ils s’étaient choisi –, était différent. Leur rôle était essentiellement de provoquer une énorme explosion, c’est pourquoi ils devaient se placer au plus près de l’objectif, afin d’agir très rapidement. Ensuite, les forces libérées par la déflagration agiraient d’elles-mêmes, et le cours de l’histoire en serait changé, allant vers de nouveaux territoires. C’est ce qu’ils appelaient l’intrusion. Quant à la fuite… Eh bien, il était clair qu’ils ne souhaitaient pas faire face à la maréchaussée ou à quelque autre représentant de la loi dépêché sur les lieux. Ils savaient qu’ils devraient se mettre quelques temps à l’ombre avant de savourer les fruits de ce qu’ils considéraient comme une action héroïque.

– Un des éléments fondamentaux est donc l’appui logistique. En réponse à l’ignominie que nous avons subie, il est important de réunir les forces vives du Pays basque, en particulier de l’intérieur.

– Cette domination gasconne et landaise est juste insupportable.

– Je ne comprends pas comment ils se sont tous fait berner, à l’époque.

– Tu sais, il y avait beaucoup de petites gens parmi nous. Nous laissions passer les saisons à courir derrière les troupeaux, tresser nos espadrilles ou affiner nos jambons et nos fromages pendant que les commerçants bayonnais s’engraissaient.

– Il paraît même que certains ont fait fortune avec le bois d’ébène, comme on dit.

– Ce n’était pas l’apanage des bordelais, ça ?

– Va savoir, il ne ferait sans doute pas bon creuser dans les archives sur ce sujet non plus !

Ils tombèrent d’accord sur le fait que l’explosion pourrait ne pas donner immédiatement les résultats escomptés et qu’il faudrait probablement réunir une bonne centaine de gaillards prêts à intervenir sur-le-champ si cela s’avérait nécessaire.

– On pourrait, s’il le faut, utiliser des engins mécaniques en prétendant assister la population locale après l’explosion, pour déblayer ou dégager les routes par exemple.

– C’est une excellente idée, ça. On n’aurait même pas besoin de fuir.

– Oui, l’idéal serait que cela passe pour une explosion fortuite, accidentelle.

– Pourquoi ne pas stocker des machines à proximité ?

– Pendant qu’une machine déblaye, deux autres poursuivent le travail en loucedé.

Aturus fit entendre sa voix tonitruante.

– Les gars, j’aime ce que j’entends. Ça prend forme ! Nous devons de ce pas aller rameuter nos troupes en sommeil.

– Partageons-nous le travail.

Avant de lever la séance pour aller écluser quelques bières et lutter contre la chaleur, ils décidèrent de recruter une centaine de sympathisants, dont une quarantaine de conducteurs d’engins, afin qu’ils soient prêts à intervenir au moment opportun. Quarante conducteurs ! Il y avait quand même du pain sur la planche ! Mais bon, ils avaient cinq mois devant eux et ils pensaient que les volontaires qui s’étaient égaillés dans la nature l’année précédente seraient cette fois de la partie.

Un territoire fut attribué à chacun des comparses. Bidassoa, comme son nom de code ne l’indiquait pas vraiment, venait de Basse-Navarre. Le manex, comme l’appelait communément Bidouze, était natif de Saint-Jean-Pied-de-Port. Il fut chargé de contacter les militants Donibandar ainsi que ceux de Saint-Palais, sans négliger, bien entendu, les plus convaincus de tous, du côté d’Arnéguy d’une part et d’Esterençuby d’autre part. Il est vrai que les affronts centenaires sont les plus durs à digérer.

Ouhabia fut chargé de réunir les forces vives depuis Hendaye et Saint-Jean-de-Luz jusqu’à Saint-Pée-sur-Nivelle, en passant par Ascain. Il y avait dans cette zone une multitude d’entreprises de travaux publics qui pouvaient contribuer en hommes et en équipements. Les luziens, autres Donibandar, n’en finissaient pas de broyer du noir à l’idée de faire partie de la communauté urbaine de Bayonne. Nombreux étaient ceux qui mettaient en avant la spécificité locale et qui ne supportaient pas la domination administrative de leurs voisins de la sous-préfecture des Pyrénées atlantiques. Ils voulaient que cela change, et cela passait par un coup d’éclat. Bost Iturriak leur fournissait une occasion en or de se défaire du joug bayonnais.

Aturus et Bidouze se concentrèrent sur la zone la plus peuplée de « Baiona-Angelu-Biarritz », la zone BAB comme on la nomme dans le coin. Du Petit-Bayonne jusqu’à Aguiléra, de l’humble Cité Breuer (qui ne l’appelle pas la ZUP ?) jusqu’aux villas huppées de Chiberta, il y avait de quoi ratisser large, et l’union faisant la force, l’implantation au sein de la population locale était considérée comme une priorité.

Le plus surprenant avait été en effet de constater que le projet était soutenu par de nombreux bayonnais. Après tout, c’était bien Bayonne qui avait le plus à perdre dans cette entreprise ! Mais il en est ainsi de toutes les capitales, fussent-elles purement locales. Elles drainent nombre de talents depuis les campagnes et provinces alentours, mais ne réussissent pas toujours à conquérir leurs cœurs. Combien auraient préféré trouver une voie dans leur région natale, plutôt que de « s’expatrier » vers la capitale en quête d’un emploi, venir gagner pitance et s’entasser par milliers dans les centres urbains, pour y subir en retour des conditions de vie à des lieues des habitudes ancestrales qui avaient bercé leur jeunesse et l’avait auréolée d’images d’Épinal à jamais disparues ?

Ah, que vaut la douceur de l’enfance face à la cruauté de l’univers professionnel ? Que vaut la nonchalance d’un lever de soleil du côté d’Iraty, alors que l’ardent hésite encore à éveiller les troupeaux et que le chien observe son berger sommeillant, devant le trafic inexorable et stressé des pendulaires qui arpentent hagards l’Avenue d’Espagne, les Allées Paulmy, voire le Pont Saint-Esprit ? Que vaut le dernier rayon du couchant devant la Barre de l’Adour et sa houle incertaine face au rugissement des hypermarchés, des barres de commerces franchisés, et à la furie d’achat des consommateurs harnachés à leur caddies de métal ?

C’est un peu ce monde, son inconscience, sa dérive technologique, son égocentrisme exacerbé que les Cinq sources voulaient mettre à l’index. Ils voulaient, par leur action, que certains ne manqueraient pas de qualifier d’outrancière, montrer que la nature devait être respectée, que l’humanité faisait fausse route, qu’il était temps de freiner des quatre fers sur la pente catastrophique du progrès uniquement technologique et de retrouver la juste mesure des choses, la vertu par l’équilibre.

Outrancière ? C’est qu’ils voulaient, disons-le sans détour, atteindre des objectifs particulièrement déroutants.

L’idée leur était venue à l’occasion de la découverte, chez un bouquiniste de l’Avenue de Verdun à Biarritz, du compte rendu d’un colloque publié dans un ancien numéro de la revue « Eau et Industrie ». Aturus, qui fréquentait régulièrement les brocanteurs et les marchés aux puces, avait acheté pour trois fois rien un lot de magazines « savants ».

Il avait été immédiatement fasciné par le rapport de ce colloque, organisé en 1978 à l’occasion du quatre-centième anniversaire du détournement de l’Adour. Cette rencontre, initiative de la Société des Sciences, Lettres et Arts de la Ville de Bayonne, avait attiré un nombre incroyable de scientifiques, à tel point qu’il avait fallu limiter le temps de parole des orateurs, une première dans l’histoire de la Société savante de la rue des Prébendés. Trois commissions avaient été constituées afin de débattre de tenants et aboutissants d’une affaire aussi spectaculaire qu’inédite.

Cette affaire, quelle était-elle ?

Eh bien, il s’agissait tout simplement d’un vol d’État ! De 1562 à 1578, les notables, industriels et commerçants bayonnais avaient comploté jusqu’aux plus hauts sommets de la royauté, on parlerait sans doute en bon français aujourd’hui de lobbying, pour obtenir l’aval du roi Charles IX, si vous me permettez l’expression, ainsi que le budget, pour détourner le cours de l’Adour afin que son embouchure quitte Port-Albret, chez les voisins landais – inacceptable –, et retrouve Bayonne, ramenant ainsi commerce et richesses à foison « à bon port » vers leurs escarcelles.

Il était dit que les gars du Nord n’auraient pas le dernier mot ! Si pendant des lustres le cours de l’Adour s’était montré capricieux avant de fuir vers ce qui deviendrait le Vieux-Boucau, dorénavant, c’est bien à Bayonne que le fleuve rejoindrait la mer. Fini les aléas, adieu l’arrogance des ports landais !

Aturus, qui vivait au quotidien une existence assez insipide, laissait sans cesse courir son imagination et, Internet aidant, aimait à se bercer d’histoires de complot. Tout à coup, une idée surgit dans son esprit en mal d’aventure et de sensations fortes. L’heure était venue de se venger des intrigues bayonnaises, par une conspiration de la même envergure, quand bien même elle se déroulait plusieurs siècles après le forfait originel. La vengeance est un plat qui se mange froid.

Qu’est-ce qui poussait un homme tel qu’Aturus, somme toute un brave type, à se lancer dans pareille entreprise ? L’ennui sans doute, son imagination un peu fantasque, on l’a dit, et l’envie de laisser une trace dans un monde qui se nourrissait d’artifices et de faux-semblants. Il avait peu de chance de briller dans l’une des multiples émissions qui éraillaient de leur médiocrité l’univers médiatique, ou de devenir un blogueur influent. Il ne possédait ni le verbe, ni la culture, ni l’aura nécessaire à ces mièvreries du quotidien.

En revanche, il était persuadé de pouvoir rallier à son projet nombre de compagnons de route. Ensemble, ils pourraient, ils allaient marquer doublement l’histoire.

D’une part, ils allaient frapper Bayonne en plein cœur, et faire ravaler à la ville cette fierté usurpée avec l’appui de Charles IX, celui-là même qui avait ordonné d’exécuter tous les chefs protestants et déclenché le massacre de la Saint-Barthélemy, de sinistre mémoire.

Aturus ne pensait pas être en mesure de détourner de nouveau le cours de l’Adour, et d’ailleurs, il ne souhaitait pas vraiment voir le fleuve quitter le Pays basque.  Non, le véritable objectif, c’était de provoquer le détournement de la Nive et qu’elle quitte l’Adour pour recouvrer son indépendance avant d’aller rejoindre la côte entre Bidart et Guéthary !

Cette émancipation de la Nive permettrait de laver un deuxième affront. Comment était-il possible en effet que le fleuve soit l’Adour, avec pour affluent la Nive, et non l’inverse ? Il s’agissait d’une aberration topologique, géographique, hydrologique ! Aturus s’emportait constamment à cette idée. Il avait lu dans un autre ouvrage, et non des moindres, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, la définition suivante :

« Nive – rivière du royaume de Navarre, appelée Errobi dans la langue du pays. Elle descend des montagnes de la Basse-Navarre, se joint à l’Adour dans les fossés de Bayonne, et va se jeter dans la mer à une lieue de cette ville. »

Les maîtres encyclopédistes étaient formels. La Nive n’était pas un affluent de l’Adour. Elle se joignait à cette dernière et Bayonne, et c’est bien la Nive qui se jetait dans la mer à une lieue de la ville !

Les bayonnais avaient commis un double crime ! Ils avaient détourné l’Adour et ils avaient usurpé le statut de fleuve qui revenait à la Nive.

Aturus eut tôt fait de convaincre la poignée d’amis qu’il côtoyait au sein de la Société des Amis du Musée Basque, tout aussi désœuvrés que lui, de le suivre dans ce projet dantesque. C’était sa femme, Geneviève, qui l’avait inscrit à cette association. « Comme cela, tu pourras sortir au musée tous les premiers dimanches du mois. C’est gratuit, ça me fera des vacances, et tu mourras moins bête », lui avait-elle déclaré tout de go alors qu’il essayait maladroitement de discuter le bien-fondé de cette inscription, que dis-je, de cette injonction.

C’est ainsi qu’ils se retrouvaient à quelques mois d’une action historique, qui devait avoir lieu le 25 octobre, date anniversaire du détournement de l’Adour par l’ingénieur royal Louis de Foix, quelque quatre siècles plus tôt environ, le 25 octobre 1578.

Arturus avait tout d’abord fondé le noyau dur de son équipe. Se souvenant de lointaines années trotskistes, ils avaient adopté des noms de code. Cela ajoutait au frisson qui les parcourait lorsqu’ils évoquaient le projet à mots bas, la douce ivresse de faire partie d’une société secrète. Autour d’eux, un groupe d’une trentaine de fidèles parmi les fidèles, puis un deuxième cercle de sympathisants divers, fort de plusieurs centaines de personnes. Ces derniers avaient surtout servi à financer les investissements nécessaires, soit en espèces, soit en nature, soit en services, comme le prêt de la salle de réunion au Conservatoire par exemple ou la fourniture d’explosifs dérobés sur des chantiers. Le plus difficile avait été de conserver l’anonymat du groupe et le secret du projet.

Curieusement, ils y étaient parvenus. Le projet des Cinq sources n’était jamais apparu sur les écrans radar de la police ou de la presse. Ils tenaient leur effet de surprise, voire de stupeur !

Le reste du mois de mai fut consacré à l’identification du matériel de déblaiement et des conducteurs. La tournée des sympathisants les plus fortunés permit de récolter les fonds nécessaires aux divers frais de location, transport, carburant ainsi qu’aux frais de bouche prévus. Il faut dire que nourrir et surtout abreuver l’équipe logistique était un défi presque aussi important que le défi technique de l’affaire.

Lorsque l’été fut venu, l’excitation d’Aturus, Bidassoa, Bidouze et d’Ouhabia était à son comble. Il semblait que cette année serait la bonne.

Il faut préciser que le projet avait été lancé près de trois ans plus tôt et que, prévu pour arriver à son terme deux ans auparavant en octobre, il avait déjà été reporté deux fois.

La première année, un incident en apparence mineur était venu entraver les préparatifs alors que tout semblait propice à l’action. Début septembre, Geneviève, l’épouse énergique qui avait inscrit Aturus à la Société des Amis du Musée Basque et était en quelque sorte le catalyseur de toute l’entreprise, s’était fracturé le col du fémur lors d’une chute malencontreuse à la sortie du supermarché.

Tout l’équilibre familial en avait été bouleversé. Après l’hospitalisation, les enfants du couple arrivèrent à la rescousse et ils s’étaient installés à tour de rôle chez leurs parents afin de les assister dans leurs activités journalières devenues chaotiques du fait de la convalescence de la maîtresse de maison. Plus question pour Aturus d’échapper au contrôle bienveillant de ses enfants ou de ses petits-enfants qui passaient sur place tous les weekends. Sa liberté de mouvement fut entravée à tel point que le quadriumvirat de Bost Iturriak décida de remettre le projet à l’année suivante.

Hélas, celle-ci ne fut pas plus favorable. Durant les semaines qui précédèrent la date prévue pour l’intervention, la grogne monta dans toute la France. Les réseaux sociaux bruissaient d’une colère sourde et l’instabilité menaçait. La brusque flambée des cours du pétrole associée au refus du gouvernement de réduire les taxes sur les produits énergétiques fit exploser le prix des carburants. Cela déclencha une série d’actions impromptues et incontrôlées, en marge de la plupart des mouvements organisés, politiques ou syndicaux, dont le climax fut atteint précisément au moment où les engins devaient être acheminés vers le point de ralliement, malencontreusement situé près d’une zone commerciale très fréquentée. Des milliers de citoyens de tous bords, sans affiliation ni hiérarchie, donc imprévisibles, décidèrent de bloquer le trafic en occupant ronds-points, péages d’autoroute, accès aux raffineries et en organisant des opérations escargot sur tout le territoire afin de clamer leur colère et de se faire entendre, eux qui avaient le sentiment d’être des sans-grades et des sans-voix. Les médias et la classe politique traditionnelle assistaient pantois à la première flash-mob nationale et revendicatrice.

Bien entendu, le Pays basque ne resta pas à l’écart du mouvement. Pire encore pour l’opération Cinq sources, la majorité des conducteurs d’engins, concernés au quotidien par la cherté des carburants, s’étaient solidarisés du mouvement populaire, qui leur semblait plus proche de leurs préoccupations que la vengeance hypothétique d’un affront multi-centenaire.

Nul n’aurait su les blâmer, tant le malaise était profond dans le pays. Néanmoins, le projet tomba à l’eau une fois de plus, sans mauvais jeu de mot.

Mais cette fois, tout était prêt.

Début juillet, le sept pour être précis – Aturus s’en souvient encore puisqu’il avait regardé le premier encierro des Sanfermines le matin sur une chaîne locale –, nos quatre larrons décidèrent de faire des repérages sur site. Pour des raisons pratiques, ils se donnèrent rendez-vous dans un grand centre commercial de Saint-Pierre d’Irube. Ils y avaient leurs habitudes, le lieu bénéficiait d’un grand parking et ils pourraient partir ensemble pour Ustaritz, via Villefranque.

Ils se retrouvèrent à quatorze heures, tenue légère et couvre-chef sur le crâne, sous la chaleur écrasante de la mi-journée. Un petit quart d’heure plus tard, ils garaient leur véhicule chez le marchand de matériel agricole. Ce dernier étant occupé dans l’atelier avec un client, ils décidèrent de le saluer au retour, et de marcher jusqu’à la Nive, qui courait à moins de cent cinquante mètres de là, après la voie ferrée.

Ils avaient senti l’excitation monter en eux au fur et à mesure qu’ils approchaient d’Ustaritz et maintenant ils avaient presque envie de courir à grandes enjambées pour rejoindre la berge.

Alors qu’ils commençaient à couper à travers champs, Bidouze remarqua :

– Nous aurions pu venir par Arrauntz pour marcher sur le chemin de halage.

– C’est vrai, mais le trajet aurait été plus long, nota Bidassoa.

– Certes, mais n’aurions pas risqué de nous salir les chaussures, ajouta Ouhabia.

– Ecoutez, il y a cinquante mètres à faire dans le champ, rugit Aturus – il était toujours enclin à parler fort – vous n’allez pas en faire un fromage. On ne va tout de même pas traverser la rivière à la…

Sa voix s’éteignit d’un coup et il s’arrêta net. Ses comparses stoppèrent comme un seul homme à ses côtés, interloqués par le spectacle. Tout comme lui, ils étaient choqués alors qu’Arturus poursuivait, mais d’une voix cassée, presque gémissante :

– Mais, ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible.

– Ça alors, mais qu’est-ce qui s’est passé ici, nom de Dieu ?

– Ce n’est pas possible…

– Ce n’est pas possible…

Tel un mantra, ils répétaient inlassablement ces quelques mots, comme une incantation aux dieux afin qu’ils leur viennent en aide.

– La canicule, la canicule et le changement climatique, hurla Aturus en levant ses mains massives mais impuissantes vers le ciel.

Force leur fut de constater que la Nive était complètement à sec. Ce n’était plus un étiage, mais bien une disparition. Le lit asséché de la rivière offrait à leurs yeux un spectacle d’une désolation infinie. La Nive, qui avec l’Aturus (Adour), la Bidassoa, la Bidouze et l’Ouhabia constituait le cinquième cours d’eau du projet pharaonique des Cinq sources, les avait abandonnés.

Elle avait fini par tirer sa révérence, victime de l’irresponsabilité collective, privant d’eau toute une région et brisant les rêves fous de quatre hères désœuvrés.

Ouhabia, qui avait le sens de la formule, murmura alors :

– Ce n’est plus la Nive, c’est la Bérézina.

Cette nouvelle a été lauréate du Concours 2019 de Femmes actives dans la catégorie Nouvelles basques.