De mémoire d’homme (et de femme aussi), personne ne lui avait connu d’autre patronyme que celui de Petit Plantier.

Pourtant, on avait beau se creuser la tête, l’origine de ce nom restait incertaine. Certains pensaient que cela venait de sa naissance contrariée qui lui avait valu une allure chétive et un corps alambiqué comme une vigne torturée par les assauts des vents et du froid, ce qui l’aurait prédestiné à ce sobriquet viticole. D’autres rétorquaient qu’il ne suffisait pas d’être faible, hagard et recroquevillé sur soi-même pour ressembler à un pied de vigne et recevoir un tel surnom. D’autres encore, à mon sens les plus sages, plus au fait de la géographie locale et moins portés à disserter sur la vigne ou les bienfaits de la consommation régulière d’alcools distillés en loucedé, affirmaient qu’il avait été ainsi nommé tout simplement en référence au lieu où son berceau avait été découvert, un simple panier et deux torchons, au demeurant immaculés bien que trop rêches pour une peau si délicate. Mais ne dédaignons pas l’étoffe offerte à cette nouvelle vie déjà si lourde à porter.

La postière avait raconté sa surprise, précisant qu’elle avait failli buter sur le nourrisson lors de sa tournée quotidienne, là-même où le Grand Plantier venait achever son chemin traversier sur la départementale, près de La Fontaine, en entrant sur Perry. On n’allait quand même pas appeler le gamin La Fontaine, puisqu’on ignorait tout de ses possibles talents de conteur, ou même le Plantier du Chambon, nom que portait la départementale en cet endroit-là, cela faisait beaucoup trop aristocrate pour un enfant trouvé. Alors, lorsque quelqu’un s’exclama devant le minuscule minois rieur « Grand plantier, grand plantier… c’est plutôt un petit plantier qu’autre chose, votre oisillon tombé du nid ! », le nom fut tout trouvé.

C’est donc ainsi que Petit Plantier vint au monde, ou plutôt à la Poste de Montbron, car de sa naissance, mystère…

La postière refusait obstinément de se séparer du gamin et, vu que cela arrangeait bien l’assemblée des témoins de son émoi et de sa trouvaille, on la laissa rentrer avec lui dans le petit appartement qu’elle louait dans un manoir au creux d’une boucle de la Tardoire. Les propriétaires, larges d’esprit, accédèrent à sa requête, même si la présence d’une femme élevant seule un enfant qui n’était pas le sien dénotait passablement dans cet environnement villageois d’ordinaire plus conventionnel.

De la naissance disions-nous, rien ne filtra. Nul indice ne permit de découvrir la mère véritable, alors que la postière avait enquêté pendant plusieurs semaines durant ses tournées, interrogeant tel éleveur par-ci, telle retraitée par-là, tel notable là-bas encore. Portée par son amour pour le petit et par sa compassion pour sa mère, elle poussa ses recherches bien au-delà de son habituelle zone de desserte. Rien ni personne ne permit d’identifier le petit, d’Angoulême à Limoges, de Périgueux à Confolens. Elle ne pouvait quand même pas courir jusqu’à Poitiers ou Brive-la-Gaillarde !

Après tout, pensa-t-elle, si le petit était là, c’était peut-être parce que le Bon Dieu le lui avait envoyé. Alors elle décida de poursuivre son bonhomme de chemin avec le Petit Plantier dans ses jupes. Cela fut un bon choix, un de ces miracles du hasard. À mère merveilleuse, enfant adorable. Par chance, ou par influence quasi-maternelle, allez savoir, ils avaient les mêmes goûts. Sans cesse en tournée sur les routes du village et des alentours, courant au fil des heures pour transporter colis et missives vers des clients de plus en plus stressés et exigeants, ce qu’elle aimait par-dessus tout, lorsque sa tâche lui en laissait loisir, c’était pousser sa fourgonnette dans un chemin creux, en bord de rivière, étendre une couverture sur la prairie puis écouter le clapotis de l’eau sur la roche, le souffle de la brise dans les arbres et les roseaux, la stridulation des grillons et des grandes sauterelles vertes cachés dans les hautes herbes ou le coassement des sonneurs à ventre jaune, regard à peine émergeant entre les longs bras d’une renoncule des rivières, l’air endormi et pourtant prêt à happer tout papillon égaré ou toute libellule aventureuse, comme un cuivré des marais ou un sympétrum rouge sang, quel régal pour le palais !

Elle pouvait passer des heures à observer les acrobaties imprévisibles d’un milan noir ou le long vol plané d’un circaète Jean-le-Blanc. Le Petit Plantier l’accompagnait avec joie dans ses errances bucoliques. Plus grand à présent, il gambadait le long de la berge, une branche à la main, et frappait l’eau en riant. Elle le réprimandait parfois, avec tendresse. « N’effraie pas les animaux, ils sont la richesse du monde », lui disait-elle. Alors, très attentif, comme s’il comprenait déjà ces propos d’adulte, il s’asseyait dans l’herbe à ses côtés et rêvassait à son tour, s’enivrant de l’élixir subtil que lui proposait la nature. Des parfums délicats d’humus, d’ancolie, de millepertuis, de lichens et de mousses les berçaient jusqu’au coucher du soleil quand l’astre, au terme de sa course céleste, s’approchait de l’horizon pour glisser vers la nuit. Ils s’assoupissaient parfois jusqu’à ce que la fraîcheur des sous-bois ne les réveille ou que le craquement sec d’une branche ne les fasse sursauter.

Ébahis, surpris, ils tentaient de percer l’obscurité. « Regarde, chuchotait-elle alors à l’oreille du gamin, c’est un renard qui chasse les campagnols roussâtres… » « Rentrons à la maison », lui répondait-il, tout d’enfantine candeur, les yeux embués de sommeil. D’un geste large et protecteur, elle l’enroulait dans la couverture colorée, et la fourgonnette s’enfonçait dans la nuit jusqu’au manoir à l’écart du village, qui protégeait leurs rêves jusqu’au petit matin.

Hélas, cette vie simple et câline ne dura pas. Certains n’appréciaient pas le bonheur de cet enfant égaré dans leur village, sur leur territoire. Oui, il nous faut l’admettre, certains hommes sont ainsi faits qu’ils se repaissent du malheur d’autrui. Non contents de détruire nature, faune, flore, la Terre entière par leur grotesque soif d’une technologie qu’ils ne maîtrisent pas plus que leur addiction à consommer et posséder toujours plus, ils vont parfois jusqu’à s’en prendre à leur prochain, et même à un enfant.

Que se passa-t-il en ce sinistre mercredi de printemps ? On sait peu de chose.

La postière avait garé la fourgonnette près d’un bâtiment agricole, au bord du chemin de La Forge, avant d’aller s’asseoir au bord de la rivière avec le petit. Une fois encore, la magie de la nature faisait son œuvre et les tracas du quotidien se dissolvaient peu à peu entre les quelques nuages atlantiques, les rayons du soleil qui couvraient la rivière de piécettes argentées, le staccato tenace des pics verts puis les premiers envols frénétiques des oreillards roux annonçant la nuit proche.

Un moment encore passa. Mère et enfant s’étaient endormis. Et soudain, un bruit…

Glaçant. Celui d’un fusil que l’on arme. Des sons étouffés, une conversation. Des pas qui s’approchent à couvert, haine et lâcheté vont souvent main dans la main. Ils tirèrent à l’aveugle, à travers les taillis. Craignaient-ils que la postière ne les reconnaisse, elle pour qui chacun au village était familier ? Que cherchaient-ils, armés, face à une mère et son enfant ? Elle n’attendit pas de savoir pour agir. Une main sur la bouche du gamin effaré pour étouffer son cri, elle gagna en quelques bonds le seul refuge accessible, la nuit, les sous-bois, la réserve, la nature. On retrouva la voiture à sa place au bord du chemin. À l’orée de la clairière, un peu de sang aussi. Plus loin, de la chevrotine, deux cartouches. Et la couverture, près du ruisseau des Planchas. Mais de la postière et du Petit Plantier, rien. Les tireurs ? Silence.

Un détail néanmoins me trouble encore. Une semaine après le départ de la postière, un nouveau couple improbable vint s’installer sur les lieux mêmes où elle et le petit aimaient s’asseoir. Depuis ce jour en effet, une grue cendrée et un héron pourpré nichent à quelques mètres l’un de l’autre. La première porte les couleurs de la chevelure de la postière, l’autre le pourpre de la goutte de sang qui une nuit perla dans cette clairière qui a enfin retrouvé toute sa sérénité.

La nature rend toujours hommage à ceux qui savent l’aimer.

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Cette nouvelle a obtenu le Premier prix du Concours de Nouvelles « Vallée de la Renaudie – Une réserve près de chez vous » .