J’ai réalisé ce cliché à dix-huit heures zéro-deux minutes vingt-sept secondes. C’est fou de voir combien la technologie moderne gagne en précision ce qu’elle perd en humanité. Il paraît qu’autrefois on se contentait d’une pellicule de trente-six pauses pour un été entier de vacances et que chaque photographie était associée à un événement marquant de la vie familiale : une naissance, un mariage ou un séjour au bord de la mer, qui laisserait sa trace argentique dans un album de famille soigneusement conservé, jusqu’à son oubli au fond d’un grenier poussiéreux. Sur ce dernier point, rien n’a changé. On a juste remplacé le grenier par un nuage numérique et la boite en carton par un serveur informatique.

Cette photo ne représente pas nécessairement grand-chose à vos yeux. Il vous manque le contexte. On dit qu’une image vaut mille mots. Certes ! Mais c’est fou comme mille mots sont peu de chose pour exprimer ce que je ressens ce soir. Je crois que le mieux serait que je vous explique en quoi cette trace sur l’écran de mon smartphone diffère de toutes les autres, tout en ressemblant aux milliers d’images qui parcourent à chaque instant les réseaux sociaux.

Sur la photo, la première chose que l’on remarque bien sûr, c’est le phare. Il se dresse, arc-bouté sur la falaise. Il fait presque nuit – à peine, je ne sors jamais la nuit – et le faisceau lumineux transperce l’encre naissante du ciel, avant d’aller s’éteindre sur l’horizon de la houle furieuse qui envahit la baie. La deuxième chose qui frappe, la première impression de grandeur inexpugnable passée, c’est le silence. Une photo, aussi parlante soit-elle, ne peut transmettre ni les mots, ni les sons. Elle a beau valoir ses mille mots, elle n’en transmet aucun. C’est à l’imaginaire de chacun, construit par l’histoire personnelle et l’héritage culturel partagé, de les poser sur ce que capte l’œil.

Et que dire des senteurs ? Quiconque aura déambulé un soir d’automne sur une plage océane saura vous expliquer en quoi les embruns d’octobre diffèrent de ceux de juin, ou combien les combinaisons indécises des fragrances équinoxes sont loin de la force tranchée des parfums des solstices.

Sur la photo, rien de tout cela. On voit la mer, par-delà les falaises sur lesquelles les marins ont un jour décidé de planter le phare, on voit le ciel et on croit y déceler ces courants d’ouest dont nous parlent chaque soir les journaux météorologiques, leurs strato-cumulus chargés d’ondées pernicieuses qui font fuir le passant, chemineau de l’espoir à la recherche d’une goulée d’air pur.

Sur la droite, en bas, au pied du phare, on aperçoit un chemin rocailleux. Il fait penser à ces chemins de douaniers chers à de nombreux paysages atlantiques, qui courent entre granit et calcaire, entre arbrisseaux côtiers farouchement campés sur leur territoire et croix chrétiennes fichées entre les roches à la mémoire de rêves et de navires brisés sur les écueils par des nuits de tempête que l’on imagine glaçantes et glacées.

C’est par ce chemin que je suis arrivé jusqu’au phare. La photo ne le montre pas, c’est pourquoi je vous en parle. Je n’ai pas pris d’autres photos en venant. Je ne suis pas un adepte des selfies, à vrai dire. D’après-moi, ce narcissisme digital s’adresse plutôt à des gens qui aiment à s’exposer, qui ont des pseudo-amis virtuels qui suivent leur activité en ligne ou, pire encore, à des individus superficiels qui aiment se mettre en scène dans des endroits prisés juste pour rendre jaloux leurs semblables. Schadenfreude, quand tu nous tiens…

M’exposer, c’est tout ce que j’abhorre.

Je vais tout vous dire. Cette photo, c’est un événement. Pour moi, c’est même un exploit. Peu de gens me connaissent, et encore moins savent combien cette sortie m’a coûté comme effort, comme persévérance. Combien de larmes, de blessures, combien de scarifications sur mon corps meurtri, combien de pas et de reculades, de colère, de hurlements, de terreur, combien d’échecs ?

Certains m’ont côtoyé, il y a quelques années, mais plus personne ne se souvient de moi. Sauf ma mère évidemment, et ma voisine, probablement les seuls témoins de ma vie au quotidien, à part quelques livreurs pour lesquels je ne suis qu’un numéro de commande et un éventuel pourboire, et c’est très bien ainsi. Sans elles, en vérité, je n’aurais pas de vie. Ou plus précisément, ce qui me resterait, personne n’appelle cela vivre.

Quand je vous ai dit que je ne sortais jamais la nuit, j’ai un peu joué sur les mots. Pour être sincère, je ne sors jamais.

Plus précisément, jusqu’à ce soir, cela faisait trois ans que je n’avais plus mis les pieds hors de chez moi. On dit que les gens comme moi – je ne suis pas seul – sont reclus, isolés du monde extérieur. On nous appelle les hikikomori. Cela veut dire retranché, en japonais. Vous avez vu ces magnifiques images de sages nippons pratiquant le taïchi ? Observez ces maîtres calmes, l’inspiration lorsque leurs corps se rétractent pour absorber l’attaque d’un adversaire imaginaire et la dévier, puis l’expiration au moment de le repousser et lui faire éventuellement perdre l’équilibre. Alternance parfaite de l’inspiration et de l’expiration, du yin et du yang, de la défense et de l’attaque.

Imaginez maintenant que vous ne puissiez pas affronter l’ennemi, qu’une peur sourde vous tétanise et que vous restiez complètement recroquevillé sur vous-même en phase de repli sans pouvoir agir sur le monde extérieur ni même lui faire face, la respiration et le cœur tétanisés pas l’effroi, l’âme détruite par le souffle acide du chaos tapi au-delà de la porte de votre chambre.

Voilà ce que je ressens à tout instant. Chaque jour, chaque nuit. Et combien les nuits sont longues lorsque les jours sont vides de sens ! J’erre sur l’écran de mon ordinateur, j’observe le monde réel sans oser l’aborder. Plus je le scrute, plus il m’effraie. Et plus je pleure devant la responsabilité qui est la mienne. Ma vie s’est brisée sans que je n’en sache la cause. En revanche, je sais sans le moindre doute que mon état est la source du désarroi de mes parents. Ils ne reçoivent plus, de peur que l’on découvre ma présence, ma différence, ma singularité. A leur tour, ils se sont reclus autour de ma solitude, pour que les autres ne sachent pas le malheur qui les frappe. Je suis une tache qui vient ternir le tableau familial.

Ce soir, pourtant, j’ai réussi à sortir.

J’ai quitté l’appartement vers dix-sept heures – il faut dire que cette fois j’étais déterminé à sortir dès quinze heures – et j’ai parcouru la plage, passant devant la petite crique de mon enfance, le vieux port, les grands rochers sous le casino municipal puis la longue promenade.

Plusieurs fois, lorsque mon cœur battait la chamade et que mon angoisse bloquait ma respiration, j’ai songé à faire demi-tour et à retrouver ma chambre, mon havre. Mais je me suis blotti dans ma conviction, une fois sous un arbre, une autre à l’entrée d’un parking public, ou encore agrippé à un banc face à la mer et, arc-bouté comme le phare qui a éclairé toutes les nuits de mon enfance, j’ai résisté.

C’est parce que ce phare a fendu de sa lumineuse mélopée syncopée toute ma jeunesse que j’en ai fait l’objectif de ma première sortie. Il était là lorsque la nuit nous trouvait sur la plage, adolescents bruyants, rêves éveillés de conquêtes et de nouveaux mondes à créer. Il était encore là, durant les années sombres, lorsque l’aube se refusait à mon solitaire désarroi insomniaque. Il était là, il y a trois ans, lors de ma dernière sortie.

C’est ici, accoudé au parapet dominant la falaise, que cette angoisse est montée en moi avant de me saisir à la gorge pour ne plus me lâcher. Le ciel était lumineux pourtant. Un navire marchand s’éloignait vers le sud, la brise portait mouettes et goélands, quelques silhouettes erraient sur l’estran, un courageux marchait pieds nus dans l’eau.

Tout à coup, malgré cette image de carte postale qui s’affichait devant mon regard indulgent, un brouillard épais a envahi mon âme, a terrorisé mon esprit, a glacé mon corps, m’a brisé le cœur. J’ai couru, le feu aux tempes, jusqu’à pouvoir enfin me réfugier à la maison, pour n’en plus sortir.

Sauf aujourd’hui, pour la première fois. Enfin.

La photo a été prise à dix-huit heures zéro-deux minutes vingt-sept secondes. On y voit le chemin rocailleux par lequel je suis venu, la baie perdue dans l’obscurité naissante et le phare dont le signal rassurant m’a conduit jusqu’ici, m’aidant à transcender la peur. Je savais que je trouverais ici ce que je cherchais. D’un regard, j’ai choisi une des croix entre les rochers.

J’ai sauté cinq secondes avant que la minuscule lumière du flash ne tente sans succès d’éclairer la nuit.

Du coup, ce qu’on ne voit pas sur la photo, c’est moi.